Courage et travail vivant

Chronique pour l’émission Le courage au travail avec Éric Hamraoui le 17 avril

Stéphane Manet
4 min readApr 18, 2018
Relief représentant Bellérophon juché sur Pégase et affrontant Chimère, British Museum de Londres

Il existe un concept de base en psychologie analytique, c’est l’individuation.

Karl Gustav Jung est un psychologue suisse, il présente l’idée d’individuation comme la prise de conscience de soi en tant qu’individu. On se distingue d’un objet ou de l’autre.

C’est un concept central de psychologie analytique, et on le retrouve en psychologie du travail. Or au travail, le “projet” c’est un objet en soi. Vous savez ce sont ces moments où l’on vous dit :

Dis donc le projet est en retard. Mais non je ne suis pas en retard ! Non mais je n’ai pas dit que tu étais en retard, mais le projet que tu pilote l’es. Mais je ne te permets pas, je ne suis jamais en retard, je respecte mes jalons et blablabla.

En fait au même titre que l’enfant fait une confusion entre lui et son doudou, le collaborateur fait une confusion entre lui et son travail. Du latin confusare, con veut dire avec, donc fusion avec.

Pour prendre un exemple, cette confusion est particulièrement prégnante chez le demandeur d’emploi. La recherche d’emploi est un projet en soi — et c’est un travail — et lorsque l’on présente son c.v. à un recruteur il voit le c.v. comme un tableau Excel avec des critères et des indicateurs. Habite loin ou pas jeune ou pas, compétent ou pas dernière expérience proche ou pas.

Mais le demandeur d’emploi, dans son c.v., il voit un parcours de vie, un arrêt des études c’est une grossesse, une période sans emploi c’est un déménagement imprévu ou un drame familial, etc.

Donc lorsqu’il se voit refuser un poste il le vit d’autant plus difficilement qu’il y fait une confusion entre le projet professionnel et son parcours de vie, remettant en cause jusque sa place dans la société, son rapport à l’autre… Voilà ce qu’est l’individuation, c’est la confusion entre l’objet de travail et soi-même.

Prenons un autre exemple. Dans mon cas, je suis allé rechercher cette individuation pour produire l’émission de radio que les auditeurs écoutent actuellement, lorsqu’il a fallu la lancer il y a quelques mois. Effectivement l’individuation implique de mettre des émotions dans son travail qui peuvent être dévastatrices mais c’est aussi un outil puissant. C’est aussi pour ça que le travail sera toujours un objet profondément humain.

Mais bref oui, je me suis appuyé sur l’individuation pour produire cette émission de radio. J’ai fait particulièrement attention à l’incarner, à la porter, plus que je n’aurais l’ai fait pour un travail ordinaire avec lequel par déformation j’ai plutôt tendance à prendre beaucoup de recul.

L’équipe de Cause à Effet n’est pas une équipe de professionnels de la radio, donc si nous voulons être efficace, nous devons apprendre. Et si nous ne sommes peut-être pas doués en radio, apprendre, ça pour le coup nous savons très bien le faire. Pour être cohérent avec ce que nous portons nous faisons attention à ne pas rester dans notre zone de confort car nous savons que c’est ça qui fait l’expérience.

Aussi, quelques mois avant même le lancement de l’émission j’avais proposé aux chroniqueurs de prendre ma place et devenir à leur tour animateur, pour générer de l’expérience, remettre en cause les pratiques.

C’est un courage double, à la fois la peur de perdre ce que l’on a individué, ce que l’on a confondu dans nous-même, et à la fois la peur de se confronter à quelque chose de nouveau, en l’occurrence la manière de faire de quelqu’un d’autre, qui est déjà une remise en cause de sa manière de faire à soi.

Je le redis plus simplement, en échangeant ma place avec quelqu’un d’autre, j’ai peur de ne plus faire ce que je fais, et j’ai peur de le voir faire différemment.

Le courage est une valeur de travail intrinsèquement liée à la peur.

Que ce soit la peur du vide ou la peur de quelque chose de nouveau, dans les deux cas, le courage, c’est faire face à l’inconnu. Et apprendre c’est justement accepter cet inconnu.

L’auteur de bande dessiné Benoît Sokal fait dire à l’un de ses personnages :

« Le lâche c’est celui qui a peur avant, le courageux c’est celui qui a peur pendant et le téméraire c’est celui qui a peur après. Moi j’ai peur tout le temps, en fait, je suis juste un couillon qui fonce. »

Chronique pour le Cause à Effet du 17 avril : Le courage au travail, avec Éric Hamraoui, philosophe au CNAM.

  • Benoît Sokal, Canardo Tome 1 Le chien debout, Casterman, 1981
  • Christophe Dejours, Travail vivant: Tome 2, Travail et émancipation, PBP 2012

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