Ce que l’identité numérique nous enlève

Stéphane Manet
5 min readNov 13, 2018

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Hatsune Miku, par Takos000, Deviant Art

Je me suis récemment initié à la j-pop, et plus particulièrement le vocaloid, qui est un logiciel de reproduction de voix humaine. Le plus connu de ces avatars semble être Hatsune Miku, qui a d’ailleurs posé nombre de problèmes de droits “d’auteur” puisqu’elle n’existe pas réellement. Pourtant, la communauté qui contribue à sa voix semble vouloir lui faire porter une humanité forte, lui donner une histoire. Elle a publié des albums, et a donné des concerts en hologramme sur la scène.

Les travaux sur la voix vont assez loin puisqu’il a été possible de réussir à la faire pleurer.

Si la voix est encore un autre miroir de l’âme c’est peut-être le travail sur cette dernière qui contribue à faire autant d’efforts pour en faire un avatar et l’humaniser.

Bon, musicalement, c’est pas mon délire. Clairement. Mais cette initiation que j’ai donc vécue m’a fait imaginer une expérience de pensée.

L’identité numérique

Une expérience de pensée qui permettrait de se demander s’il est vraiment pertinent de parler d’identité numérique. Et ainsi à ce titre, on pourrait se demander qu’est-ce qu’une identité numérique, mot pour mot. C’est-à-dire que serait une identité qui est née du numérique ? En d’autre terme, une identité qui ne serait que numérique ? Est-ce que pareille chose peut exister ? Si oui, le mot à un sens, et dans ce cas-là, la “part numérique de notre identité” devrait prendre un autre nom, ou une autre définition. Si ce n’est pas possible, alors il existe peut-être deux identités ; tout autant qu’il existe deux mondes, le monde réel, qu’on appelle aussi “la vraie vie” (quand on parle depuis cette dernière) ou parfois “irl” pour l’évoquer depuis l’autre monde, et puis il y a le monde numérique, beaucoup plus flou à définir, puisque, à en croire le “monde réel”, le numérique serait par opposition “irréel”, ou fictif, ou “la fausse vie”.

Pourtant, il a été possible de faire “naître” (c’est le cas de le dire) Hatsune Miku depuis l’autre monde et des milliers d’adolescents payent très cher une place de concert pour voir une image de synthèse, un tas de photons, gesticuler sur scène pendant qu’un ingénieur passe une bande son. Pareil événement participe encore à progresser dans ma lassitude de l’humanité. Mais passons.

Dans le langage courant, le terme “d’identité numérique” est employé pour parler de la part de notre identité sur lequel on projette le numérique, et ses conséquences. Cette polysémie contribue encore à jouer de l’ambiguïté de la situation. Il laisse croire que nous avons une autre identité, et peut-être pourrait-elle être moins importante.

Mais à quoi servirait une identité numérique si elle était totalement fictive ? Pourrais-je simuler une vie entière ? Jusqu’où pourrais-je simuler un portrait google, comme Marc L. et sa vie, son travail ? (son amante !)

Je ne sais pas si on peut faire une “vie” numérique tant la profusion de données nécessaires me parait infini. Mais en admettant que l’on tende vers l’infini, on peut encore prolonger cette question par “l’utilité” de cette identité numérique créée.

À quoi cela me servirait-il ? Peut-être pourrais-je aller sur le darknet et commander toutes sortes de choses avec mes bitcoins.

En d’autre terme, l’intérêt de créer une identité depuis le numérique, c’est de la faire impacter avec le “monde réel” (dont le numérique n’est pas moins réel d’ailleurs). C’est-à-dire qu’elle n’a de sens que si elle sort du numérique pour revenir dans le réel.

Par exemple, il est possible de créer des identité numériques sophistiquées comme Hatsune Miku dont le but et de poursuivre la recherche sur la simulation de la voix, mais aussi de faire payer pour des places de concerts juste pour aller voir un tas de photons.

Il est également possible de créer des “petites identités numériques jetables”, par exemple je peux créer un compte twitter “bogossdu63” avec un email fake pour harceler mon joueur de foot préféré qui m’a déçu lors du dernier match et plus généralement faire connaître à toute sorte d’inconnus ma frustration (c’est une expérience de pensée, hein ?).

Un nombre négatif

Du coup, si l’identité numérique — au sens d’une identité née du numérique, une fausse vie — ne peut pas exister en totalité, c’est-à-dire qu’on peut tendre vers mais jamais l’atteindre pleinement ; et si les identités que l’on créée sont partielles et tournées vers l’usage que l’on en fait, c’est-à-dire l’impact vers le réel, du coup cela m’amène à une réflexion : une identité numérique (au sens courant cette fois, la part de ma vie dans le numérique) n’est pas une création supplémentaire de moi. Ce n’est pas comme si j’avais une “vie en plus”, parfois anonyme. Je pense au contraire qu’il faut retourner le problème : voici mon hypothèse. Chaque identité numérique est une abandon de soi. On ne crée pas d’identité supplémentaire, on efface quelque chose. On fait le choix de ne pas “être” à un moment donné, tout en continuant à agir.

  • On retire de son identité, de soi, quand on se cache derrière un faux nom pour harceler sa prof sur facebook ;
  • On ne laisse plus de place à sa part d’enfant lorsque l’on choisi son pseudo de jeux vidéos ;
  • On ne comprend plus le sens des impôts (et donc sa citoyenneté) lorsqu’on les paye par internet ;
  • On s’efface en tant que créateur lorsque l’on fait chanter Hatsune Miku, où l’œuvre se transcende tellement qu’elle en devient sa propre créatrice (1) ;

(1) : Les japonais ont un rapport à leurs artistes différents des français. Pour eux, ce qui compte c’est l’œuvre. Les dessinateurs de manga par exemple sont moins payés et peu reconnus pour eux-même car c’est au travers de leur œuvre qu’ils existent et peu par eux-même. En France c’est le contraire.

L’identité numérique est un nombre négatif. Quand on le pose sur l’identité réelle, il enlève quelque chose. On peut l’additionner, mais il soustraira toujours.

Et pourtant on laisse des traces. On ne peut enlever quelque chose simplement comme ça, juste en le disant. Tout se passe comme si l’on voulait gommer des bout de sa vie, mais à force de gommer, des taches grises de carbone étalé venaient gâcher la figure au crayon à papier. Ce sont les traces qui conduisent à la contradiction et la contradiction à la souffrance.

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Written by Stéphane Manet

Formation professionnelle et vie associative

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